14 janvier 2019
A la fin des années septante, j’effectuais un stage d’un mois au sein du Service d’hématologie (désormais Service et Laboratoire central d’hématologie) dirigé par le professeur Fédor Bachmann. Ce service était situé au premier étage du bâtiment du Bugnon 27. (En fin de construction, le bâtiment hospitalier était mis progressivement en fonction; le Service de chirurgie pédiatrique essuyait les plâtres, les enfants de Terre des hommes couraient partout, les cages des ascenseurs étaient ouvertes sur le vide, sécurisées par quelques bandes de plastique coloré; les stagiaires, dont je faisais partie, assuraient la sécurité).
Le service du professeur Bachmann était un mélange de clinique et de recherche, dans un fourmillement d’idées. C’était une hématologie en mouvement: il n’était pas encore clair que le facteur von Willebrand et le facteur VIII formaient un complexe constitué de deux molécules distinctes, l’une portant l’autre. La biochimie se mêlait à la physiologie, les mécanismes de la coagulation étaient explorés, ceux de la fibrinolyse étaient disséqués. La recherche effectuée sous la direction du professeur Bachmann s’orientait vers la purification des activateurs du plasminogène: les mots qui étaient utilisés alors étaient déjà urokinase, streptokinase, activateur tissulaire du plasminogène (TPA): de nouveaux espoirs thérapeutiques étaient à nos porte; ils se sont concrétisés, ils font partie de l’arsenal des neurologues et des cardiologues.
L’hématologie se réorganisait au sein du CHUV: Le service tentait de regrouper les laboratoires qui appartenaient aux grands services cliniques: laboratoire de chirurgie, laboratoire de la maternité, laboratoire de l’hôpital Nestlé (médecine interne). Sous l’égide d’un jeune chef de clinique, le Dr Philippe Schneider, l’analyse des cellules leucémiques se précisait. La prise en charge des maladies hématologiques se concrétisait: l’hématologie sortait d’un monde contemplatif classifiant les maladies, et offrait des espoirs de guérison à des patients jusqu’alors condamnés.
En 1979, j’effectuais un stage d’un mois, j’étais étudiant de 6ème année, je voulais comprendre comment prescrire le Sintrom®. Un des internes du service (maintenant à la retraite) effectuait sa thèse de doctorat. Il m’avait convaincu de devenir l’un des 22 volontaires de son étude. Cette expérience est restée gravée dans ma mémoire. Rémunération: un café-croissant, la lecture du Matin (qui n’étais pas encore sous format tabloïd). Consentement: la possibilité de faire une thèse dans ce service… (ce que j’ai fait). Le protocole était relativement complexe (en fait, je n’avais rien compris). Il s’agissait:
i) d’effectuer une prise de sang, à jeun, avant et après une occlusion veineuse (brassard du tensiomètre bloqué à une pression située entre la systolique et la diastolique; j’étais volontaire pour une occlusion veineuse de 20 minutes: je me souviens comme si c’était hier de la douleur, des veines gonflées de sang, des vaisseaux des doigts qui apparaissaient comme des tuyaux remplis de sang, de la couleur de mon bras qui était violacé.)
ii) de subir une anticoagulation orale par Sintrom® qui devait être «efficace» pendant au moins trois jours («TP efficace» comme on disait à l’époque: l’INR était une notion encore un peu floue).
iii) d’accepter une injection sous cutanée de DDAVP (dérivé de la vasopressine)
iv) de refaire une prise de sang, à jeun, avant et après une nouvelle occlusion veineuse (j’étais toujours et encore «volontaire» pour subir une occlusion veineuse de 20 minutes).
Je n’ai aucun souvenir si, à cette époque, le protocole avait été soumis à une commission d’éthique. En revanche, je me souviens très bien de n’avoir lu aucun document et m’être juste lancé dans cette aventure pour «faire plaisir» à ma hiérarchie, tout en imaginant que je pourrais éventuellement être engagé comme doctorant dans ce service. Cette expérience personnelle revient à la surface de ma mémoire lorsque je participe aux discussions sur le consentement général, sur les compositions des commissions d’éthique, sur la notion de libre choix, sur le concept de choix éclairé, sur la possibilité de refuser plutôt que de consentir… Ayant vécu, ce qui me paraît être, quarante ans plus tard, une sorte de n’importe quoi dans un contexte de n’importe comment, je m’interroge sur l’évolution des concepts relatifs à la recherche clinique. Je me souviens que cette expérience, dans tous les sens du terme, a été déterminante dans la suite de ma carrière: j’ai fait de la recherche, je suis devenu hématologiste, j’ai progressé sur le plan académique. Mais je me demande si tout ceci était bien raisonnable. Ceci dit, je ne me rappelle pas avoir subi le moindre chantage actif de la part du chef de service. Une pression passive était certainement la manière de faire comprendre les choses au jeune étudiant à l’orée de sa carrière professionnelle. Néanmoins, autant que je me souvienne, il s’agissait de choix personnels, d’une décision librement prise, mais certainement biaisée: hors du respect de toute norme éthique. En fait, les rôles étaient inversés: c’était le chercheur qui consentait à ce que son étudiant puisse participer à sa recherche…
Les temps changent heureusement. L’époque qui émerge de mes souvenirs était sans information (sans aucune mise en forme), l’incertitude ne faisait pas partie du vocabulaire, les échanges se faisaient dans le silence des espoirs et de la déraison. Tout était au service de la connaissance, de la découverte, à tout prix, à n’importe quel prix. Un prix que nous payons très cher aujourd’hui, me semble-t-il. Probablement pour éviter les dérives du passé…
Jean-Daniel Tissot, Doyen FBM