Spiritualité au sein des humanités en médecine: un défi

14 février 2019

Il y a quelque temps, j’avais le plaisir d’introduire une soirée publique consacrée à la spiritualité dans la santé. Je commençais mon allocution en disant quelques mots sur un domaine qui me tient à cœur, les humanités en médecine. C’est un domaine qui a pu paraître parfois un peu humanitaire, une résurgence des «indulgences» dénoncées par Luther; mais ce domaine de la recherche et de l’enseignement est capital aujourd’hui. En effet, nous sommes face à une urgence, face à l’évolution technologique de la médecine, par son impact sur la relation médecin-patient, sur l’organisation de l’hôpital et sur le système de santé en général. Plus profondément, cette évolution est à la fois le vecteur et le reflet d’une certaine vision de l’être humain - comme par exemple l’homme connecté, monitoré, augmenté. Or si les nouvelles technologies médicales se développent sans cesse, si le big data est un grand dada, on ne peut pas en dire autant de l’analyse, de la discussion sur les enjeux, sociétaux et humains qu’elles génèrent. Certes, on parle beaucoup de médecine de précision et de santé personnalisée ; on en parle même trop, si vous voulez mon avis! Mais on en reste surtout aux effets d’annonce, et cela revient souvent à remuer la vase. Il n’y a ni clarté ni lumière dans ce fond sans visibilité. Les questions éthiques, sociétales sont abordées, mais dans des cercles encore trop restreints. Se donner l’opportunité de répondre de manière structurée à ces problématiques, qu’elles soient d’ordre éthique, socio-anthropologique, juridique ou économique, est crucial pour une pratique harmonieuse de la médecine, de l’activité clinique et hospitalière.

Une série de questions déterminantes se posent: vers quelle médecine nous dirigeons-nous? Laquelle voulons-nous? Comment respecter l’autonomie du patient, et comment prendre en compte son expérience, ses représentations et son système de croyances  Voici quelques-unes des questions qui nous attendent, et qui débordent largement le champ strictement médical. C’est pourquoi la Faculté de biologie et de médecine (FBM) souhaite organiser, intégrer et déployer au niveau de la clinique comme de l’académie les «humanités en médecine». Aussi bien pour la formation, la recherche, les relations entre patients et professionnels, pour une vision globale de la personne malade, en lien avec la santé publique, avec la société civile.

Tout cela n’est pas nouveau: cela fait déjà 25 ans que la FBM s’est dotée d’un centre d’enseignement et de recherche abritant les humanités en médecine sous la direction du médecin et historien Vincent Barras. Une Commission permanente des sciences humaines de la Faculté a vu le jour en 2005, sous l’impulsion du psychiatre François Ansermet, avec pour mission de promouvoir et coordonner les diverses initiatives en sciences humaines en médecine. Et même en biologie, puisque Jacques Dubochet, qui faisait alors partie de la Commission, a développé son programme d’enseignement «Biologie et Société» pour former des biologistes citoyens, programme toujours enseigné aujourd’hui au niveau bachelor.

A mon arrivée à la tête de la FBM il y a un plus de trois ans, j’ai voulu donner un nouveau souffle à ce secteur et, en accord avec la Direction générale du CHUV, un ancrage dans la clinique, dans l’hôpital. D’abord, développer l’éthique clinique, celle des questions et des décisions délicates au chevet du malade, ainsi que l’éthique de la recherche biomédicale. Un exemple: à quoi une personne dit-elle oui quand elle donne son consentement général? Est-elle librement informée et «consentante» alors qu’elle va subir le lendemain une intervention dont sa vie dépend peut-être?

Il est important aussi de développer le champ de la communication entre patients, proches et professionnels, afin que les actes médicaux conservent un visage humain. Il existe au CHUV un «Espace Patients et Proches» qui pratique depuis plusieurs années une écoute attentive des doléances des patients et prodigue des médiations patients-professionnels en cas de conflit. Il s’agit d’aller plus loin en étudiant et en formant les professionnels à ces aspects relationnels cruciaux.

Mais que vient faire ici la spiritualité? Tout simplement, la spiritualité est considérée aujourd’hui comme un des constituants majeurs de la personne, qu’elle soit laïque ou religieuse, et donc, à travers le spiritual care, une composante des soins. Cela n’a pas été sans mal: réinsérer la spiritualité dans les soins, après qu’on ait pendant des siècles séparé l’esprit du corps - y compris en distillerie -, remettre l’esprit dans l’hôpital, lieu où on soigne traditionnellement les corps, était en soi une gageure.

Et c’est aussi un chantier ouvert de définitions, de débats terminologiques, théoriques: qu’est-ce que la spiritualité et qu’est-ce que la religion? pour ne citer que la question la plus évidente. Une petite citation un peu provocante: «La religion est pour les gens qui ont peur de l'enfer, la spiritualité est pour ceux qui y sont allés». Ce n’est pas d’un philosophe ou d’un théologien mais…du chanteur David Bowie, preuve que la question est arrivée dans le grand public.

Cette citation remet, l’expression est sans doute mal choisie, l’église au milieu du village. Car l’esprit de notre institution, son âme, c’est d’abord de traiter la souffrance du patient. Il suffit de dire que la spiritualité touche aux valeurs, au sens qu’on donne à sa vie, à la Vie en majuscule, au lien avec l’autre et le monde, et avec l’autre monde. En temps de maladie, tout cela est souvent bouleversé, remis en question, la maladie provoquant une crise plus ou moins profonde. Comment supporter ce qui m’arrive?  Pourquoi moi? Pourquoi Dieu (si on est croyant) m’a-t-il abandonné? Qui suis-je en train de devenir? Que reste-t-il comme sens à ma vie? Comment me faire comprendre? Comment faire pour aider nos patients à obtenir ou se forger des réponses à ces questions, du moins à mieux s’y confronter, au sein de notre institution?

Déjà en 2007, plusieurs chefs de service et la responsable formation de l’aumônerie du CHUV s’étaient réunis autour d’un projet dénommé SPIRMED, dans le but de sensibiliser les médecins à la dimension spirituelle des soins et de leur donner des outils. Des projets pilotes de formation pré- et post-graduée ont été menés. Ils ont été très appréciés des médecins participants et ont favorisé une vision davantage interdisciplinaire de la spiritualité, mettant ensemble théologiens et médecins.

Cette initiative s’est transformée, grâce à l’apport et l’intérêt déterminants de la Fondation Leenaards, en une Plateforme, la Plateforme MS3 – Médecine, spiritualité, soins et société: une unité de formation, de recherche et de soutien clinique aux professionnels qui souhaitent développer et intégrer cette dimension spirituelle.

Lancée début 2015, cette Plateforme, après quatre ans de fonctionnement, mène ou collabore à des projets de recherche, intervient au niveau clinique et prodigue plusieurs formations et enseignements auprès des médecins et des étudiants en médecine et en soins infirmiers.

En tant que Doyen de la FBM, j’estime important de contribuer au développement de l’enseignement et de la recherche dans ce domaine encore à construire. En effet, il existe encore trop peu de recherches effectuées dans nos contrées, dans notre culture; nous devons mener ces explorations pour savoir comment et si les résultats de la recherche nord-américaine sont pertinents pour nous. Les grandes questions restent: qu’est-ce que l’homme, comment bien vivre, comment mourir, quel sens donner à la vie, à ma vie, quels moyens investir dans la santé, dans la prévention, comment poser des limites, comment définir la liberté de chacun, dans des dimensions sociales et globales?

Mettre le patient au centre (mais au centre de quoi?), le mettre au cœur, oui au cœur de nos préoccupations dans ses dimensions physique, psychique, sociale et spirituelle, comme si l’homme avait quatre piliers sur lesquels s’appuyer. Cheminer entre la morale et l’éthique, qui correspond possiblement au mouvement de la première, se souvenir des notions de vertus, ne pas oublier les réflexions des philosophes: il n’y a pas des Averroès tous les siècles, médecin, philosophe, juriste, théologien, bref un grand penseur. Et même si Thomas d’Aquin l’a condamné car il niait l’existence de l’âme et son immortalité, son influence reste extrêmement importante pour nous aider à traverser les routes sinueuses qui nous renvoient au pourquoi. Pourquoi moi, pourquoi maintenant, pourquoi cette souffrance, pourquoi vivre, pourquoi mourir. Je conclurai ce billet en disant que la prise en compte de l’expérience spirituelle du patient nécessite aussi une certaine lucidité sur soi, sur sa pratique, sur son rôle d’enseignant.

Jean-Daniel Tissot, Doyen FBM

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